vendredi 24 décembre 2010

Hantise

Cela faisait des années qu’elle n’avait pas remis les pieds chez ses parents. Elle sentit une boule lui traverser la gorge. Comment le leur dire ? Comment le leur annoncer ? Son psy lui avait dit que le premier pas vers la guérison était d’en parler à ses parents. Vont-ils la comprendre ? Aucune idée. Vont-ils la soutenir ? Pas certain. Après tout, elle a déserté le foyer familial durant des mois pour fuir ses vieux démons ; hélas, en vain. Ces vieux démons ne l’ont pas lâchée.
Elle s’avança dans l’allée, et s’arrêta devant le jasmin. Cette senteur, qu’elle aimait tant, ramena à la surface quelques souvenirs d’enfance. Elle, jouant dans ce jardin avec les machmoums que son père confectionnait ; lui, la fixant du regard derrière ses lunettes Ray Ban.
Lui ! La seule personne qu’elle a autant détestée dans sa vie ! Il était si serviable, si généreux. C’était lui qui proposait d’emmener les enfants à la plage quand les parents bossaient. C’était lui aussi qui les gardait quand les parents sortaient le soir ou avaient une urgence. C’était lui aussi le bon tonton qui ramenait des Kinder surprise ou les barres de chocolat sur lesquelles on bavait durant les pages publicitaires. Personne ne se doutait que derrière cette facette de bon samaritain se cachait un rapace, un monstre odieux.
Il était 20h. Ils étaient surement chez eux. Elle voyait de la lumière à l’étage. Devrait-elle sonner ou frapper à la porte ? Ils vont avoir une drôle de surprise en la voyant sur le palier. Sa mère va s’empresser de ranger le salon, son père va rouspéter contre cette personne qui interrompt son émission préférée (quoi qu’elles sont toutes ses préférées), quant à son frère, il va faire comme si il n’était pas là, et se cloitrer dans sa chambre.
Sa grand-mère est décédée y’a de cela un mois. « Enfin ! », se dit-elle en culpabilisant. C’est à cause de ses urgences nocturnes que le diable s’est introduit chez eux. Son premier souvenir remonte à l’âge de cinq ans ou peut-être six. Ses parents devaient partir à la clinique veiller sur sa grand-mère. C’était le soir, et ils n’avaient aucune envie de laisser deux gamins de six et trois ans tous seuls chez eux (même si d’habitude la journée, ils le faisaient). R. a été appelé, et en bon « ami », il répondit à leur appel de détresse.
Dès que les parents furent sortis, il installa le petit frère dans le canapé face à la télé, et lui prit l’autre canapé où il l’installa, elle, et la couvrit. Quiconque qui aurait vu cet acte de tendresse aurait pensé « Il fera un bon père un de ses jours! ». Elle eut la chair de poule en repensant à ce qui se passait après. Il s’allongeait avec elle, dos contre le mur, l’enlaçait par derrière, en la tenant fortement contre lui. Au début, il lui chatouillait seulement le ventre, puis sa main rugueuse glissait tout doucement vers son bas ventre. Il caressait, avec des mouvements circulaires le bord de son slip en fleurs. Elle ne comprenait pas ce qu’il lui faisait, et elle éprouvait même du plaisir devant ces marques d’affection. Elle, qui aimait tant être gâtée, être la princesse de son petit monde, ne savait pas que derrière ces yeux verts, se cachait un pervers et un vicieux.
Elle sentait sa main dans son slip, il lui touchait son « tatou », comme elle l’appelait à cinq ans. Elle le sentait s’endurcir dans son dos. A cet âge-là, elle ne comprenait pas ce que c’était qu’une érection. Elle se tourna vers lui avec un regard inquisiteur, mais il la somma de se taire, afin de ne pas attirer les soupçons de son petit frère. Une douleur dans son bas ventre se manifesta. Elle dut s’assoir sur le banc à l’entrée pour reprendre ses esprits. A ce moment, elle comprit que ce qu’il lui faisait était mal. Elle aurait aimé que son frère se tourne ou fasse un commentaire pour interrompre son calvaire ; mais il était trop absorbé par ce qu’il regardait. Elle repoussa un peu la couverture, et lui, il la remonta. Elle repensa à sa mère, qui lui rappelait sans cesse, que personne n’a le droit de toucher son « tatou » ni même le voir.
Mieux valait repartir. Cette visite ne fera qu’envenimer la situation. Ils ne comprendront pas pourquoi elle a annulé le mariage, pourquoi elle partit durant ces mois, pourquoi elle a coupé les ponts avec tout le monde.
Les journées plage, elle les maudissait. A huit ans, on l’obligeait d’accepter ses invitations à la plage. Non pas pour se débarrasser d’elle, mais pour qu’elle vive à fond son enfance. Les intentions étaient bonnes, ahh s’ils savaient ! Il disait vouloir leur faire profiter, elle et son frère, de sa carte d’accès gratuite à une plage privée. Il disait aussi qu’il voulait que sa « fiancée » rencontre ses deux anges préférés. Cette fiancée, elle n’a jamais vu le bourreau montrer aucun signe d’affection envers elle. Il la laissait trainer sur la plage. Il prétextait apprendre à sa « victime » à nager, et il choisissait un coin reclus, pour s’isoler avec elle. Ses mains baladeuses, son regard si malsain, ses cadeaux empoisonnés, tout lui revint en mémoire.
Elle prit son courage à deux mains et sonna à la porte. Elle dût attendre quelques secondes pour sonner à nouveau.
Il vint la rattraper dans sa chambre. « Cela fait un bail qu’on s’est pas vu! Tu ne demandes pas de mes nouvelles? ». Elle avait treize ans. Elle s’est retrouvée coincée entre le porte-manteau et la porte, pendant que ses mains à lui, lui effleurait les seins et le ventre. « Tiens donc ! Tu as grandi, tu es une femme maintenant ! ». Et c’est pour cela que tu as disparu, salaud ! Je ne faisais plus l’affaire, maintenant que j’ai des seins, des poils sur mon pubis, et surtout que je peux te repousser, oser te dire non !
Apparemment, il n’y avait personne à la maison. Elle allait faire un demi-tour quand la porte d’entrée s’entrouvrit. Une bonne petite femme la regarda méfiante :
- « Oui ?
- Mr et Mme sont là ?
- Ils ne sont pas encore rentrés. Et vous êtes ?
- Leur fille. (Avec un sourire amer)
- Ahein ! Excusez-moi ! Entrez, entrez, vous pouvez les attendre au salon, ils ne vont pas tarder.»
Elle prit place dans le salon. Ils ont changé les meubles et toute la déco. Sa mère avait toujours de bons goûts. La photo d’elle qui arborait le salon avait disparu aussi. Elle fit une grimace de douleur. Apparemment, on l’avait effacé de leur vie. Elle ne leur en voulait pas.
La dernière fois qu’il l’a touché, c’était à la célébration d’un mariage. Tout le monde s’affairait autour d’eux, et lui, a voulu quand même profiter de l’occasion pour lui courir après et essayer de se leur trouver un moment « d’intimité ». Entre un verre de whiskey et la chicha à garnir, tout était bon prétexte pour accéder à la cuisine, là où elle a décrété que c’était le seul endroit sans risque, avec les va-et-vient. Et depuis, il s’était disputé avec un oncle (un vrai oncle, avec des vrais liens de sang), donc, plus aucun signe !
Elle entendit la voiture se garer dans l’allée. Elle était de plus en plus nerveuse. Ses mains tremblaient, et tout d’un coup, elle se sentit mal à l’aise, stupide d’avoir pris la décision de rester. Elle en voulait même à son psy. Ceci-dit, elle était fatiguée de fuir, lasse de devoir payer quelqu’un à qui en parler.
« Oncle R. a un cancer de prostate ». Bien fait pour sa gueule, pensa-t-elle. Elle avait vingt ans, mais sa haine pour lui grandissait de jour en jour. Et si elle n’était pas la seule à qui il a fait subir ça ? « Dommage qu’il ait pas de femme pour le soutenir! ». Plutôt tant mieux pour elle! Quel choc elle aurait le jour où elle découvrira qu’il a des vues sur sa nièce ou une cousine ? Elle a beau lui chercher des excuses : c’était une personne malade, qui a surement vécu un choc dans son enfance, et tout le blabla qu’on lit dans les magazines ou qu’on voit dans les séries ; mais rien ne pourra effacer le mal qu’elle a ressenti, cette égratignure qui n’a cessé de s’approfondir. Elle, elle a réussi à faire la paix avec elle-même (pas encore avec son monde) et elle a encore du chemin à faire ; mais que dire des autres victimes potentielles…
Ses parents avaient le regard figé sur le seuil de la porte. C’était la dernière personne à laquelle ils s’attendaient.
« Avant que vous ne disiez quoi que ce soit, je tiens à m’excuser si un jour je vous ai causés du tort, si un jour je vous ai maltraités, si un jour je me suis montrée odieuse à votre égard, mais écoutez moi, et vous comprendrez tout… »

6 commentaires:

  1. Joli, très détaillé, pas assez intense à mon goût mais vraiment chouette, tu te retiens encore Roxie, du moins est-ce mon impression. Je sens que tu n'as pas tout dit, qu'il en reste encore, ou peut-être est-ce la façon de le lire, je reste un peu sur ma faim mais encore une fois, j'aime beaucoup.

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  2. Macabre récit de ce que tout le monde veut qu'il n'arrive que chez les autres, combien de personnes vivent ce calvaire, victimes voire même bourreaux repentits.

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