samedi 26 février 2011

Miss, comment c’est l’après-Révolution?

- « Miss, c’est quoi la démocratie ? »

- « Miss, c’est quoi la liberté ? »

- « Miss, on a le droit maintenant de virer les profs qu’on aime pas ? »

- « Maintenant, je suis libre, donc je vais pas faire ce devoir maison. »

- « Et le directeur ? Toi aussi il te tapote sur le dos ? »

Tant de questions turlupinent ces petites têtes blondes, tant de rêves, tant de cruauté aussi, tant d’innocence et tant de méchanceté aussi. Ces dernières semaines furent assez mouvementées, pour moi, mais aussi pour les élèves.

Là-bas, à B., c’était le chaos total pendant les deux à trois premières semaines après la Révolution du Jasmin. Comment expliquer à des enfants de 12 à 14 ans le sens de cette révolution? Comment leur dire que ce n’est pas une révolte contre Ben Ali ou les Trabelsi ou encore leurs sbires? Comment trouver les mots pour dire que ce que vit notre pays aujourd’hui est la meilleure chose dont ils puissent être témoins? Ni RCD, ni UGTT, ni les milices, ni aucun ex-escroc ou terroriste ne volera cette victoire au peuple, c’est ce que je devais leur apprendre.

Dorénavant, personne n’osera les priver des cours ou examens parce qu’ils n’ont pas payé leurs cotisations du 26-26, alors que c’est eux qui devraient en bénéficier! Personne ne les enfermera dans un bureau et les tentera avec des notes falsifiées ou une petite caresse au dos (ou ailleurs)! Personne ne leur demandera de surveiller tel ou tel prof, juste parce qu’il n’a pas les mêmes convictions que le « Big Boss ». Quand ils seront grands, avec leurs diplômes en poche, ils auront les mêmes chances d’embauche qu’un fils à papa, bien friqué.

Malgré un retard dans les cours, les élèves étaient avides de réponses à leurs questions. B. est une petite ville qui recueille les enfants des zones défavorisées des alentours. Les habitants ne connaissaient rien à la politique, à part le RCD, la « Chôoba » et tout ce qui va avec. Pendant les premiers jours, j’ai dû écouter en boucle l’éloge de Rached Ghannouchi et de son parti. « Il va nous rendre notre Islam », disaient-ils. Notre Islam? L’islam de la terreur et contrainte ? Mes parents se sont battus, jeunes, contre cet Islam. Il est hors de question de vivre au 5e siècle, alors qu’on est au 21e. Il est hors de question qu’on nous prive de ce que Tahar Haddad, Bourguiba (et tous ceux qui se sont battus bec et ongle pour la laicité) nous ont donné. Il est hors de question que je transforme mes 20 ans d’études en serpillère et essuie-tout !

« Miss, le père de X est un traitre. Fais gaffe. », « Mme Y., la prof de maths, était avec les autres », me chuchota-t-on. Cette frénésie fut encore plus grave ! Les élèves se révoltèrent, quittèrent les bancs de l’école en faveur de la rue. Dans d’autres établissements, on a saccagé et brûlé des salles de classe et laboratoires, on a pourchassé la directrice dans la rue juste parce qu’elle était sévère avec les cancres et libertines, des profs ont été virés pour favoritisme. Le lancer de pierre sur l’établissement et le corps enseignant nous obligea à appeler l’armée pour calmer les esprits. J’étais en première ligne lors de cet affrontement. Certains saluèrent mon courage et ma ténacité face aux casseurs, pendant que d’autres, encore l’esprit embrouillé, m’accusèrent de les dénoncer au directeur. Cela me fit plus rire qu’autre chose (j’étais abonnée des rumeurs qu’on lançait à mon compte, et je dois dire qu’ils ont une imagination super débordante).

Si ce n’était pas pour ces gosses, je plierais bagage dès demain et retournerais à Tunis. Là-bas, à B., mon expérience de la pré-Révolution fut traumatisante à un tel point que j’en ai des frissons la nuit, et rien que la pensée que je puisse passer encore des mois, voire des années, à B. me fait suinter. J’étais un des dommages collatéraux de la Révolution; et bien qu’à cause de ça, je n’ai pas eu la capacité d’être présente aux premiers rangs, je me dis que mon combat, je le mène ici et maintenant, contre l’ignorance et l’injustice. Pour eux : mes petits anges-démons.